Alors que je me trouve à Tsuruoka, toujours en compagnie de Derek, l’ami m’ayant présenté Takeshi Suda, un des plus grands maîtres cuisiniers du pays, je m’apprête à quitter son restaurant, encore fourbu de la dégustation d’un plat copieux de sashimis, des tranches de poissons frais découpées à la perfection.
Ayant ma tête déjà incliné vers le bas en signe de respect voué à ce grand homme de la cuisine de précision, je ne peux qu’entendre un son sourd qui sort de sa bouche. Derek me le traduit en anglais : « ce n’est pas terminé » un peu à la manière d’un boxeur qui se considère victorieux trop rapidement, sans avoir vu son adversaire qu’il croyait assommé se relever pour un dernier round.
Sur le plan de travail, dans un panier : un poisson esseulé se questionne sur sa présence au sein d’un endroit où généralement, le chemin retour n’est pas possible. Takeshi Suda me le désigne d’un geste franc. Je le regarde et il me semble familier…Je l’ai déjà vu, sans parvenir à m’en souvenir. Mais sur le moment, il me dégoute tant il est laid. Mais une laideur à rendre beau tout blobfish qui se respecte.
Posé sur le dos, sa forme allongée et bombée sur les côtés accentue des tâches noires qui semblent être le prolongement de ses deux petits yeux globuleux et d’une contenance aussi visqueuse que sa peau. Lorsque distribution des couleurs, dame nature fut, elle ne lui épargna aucune bienveillance. Vert, beige et noir prédominent sur son corps flasque sur lequel un arrondi vient clore une bouche inexistante.
Le chef me regarde et me lance après quelques mots en japonais dont je n’ai pas compris la teneur : « Fugu » Il me faut quelques secondes pour reprendre mes esprits. Sans en avoir été informé, devant moi, ce petit poisson à la laideur vivace va me faire vivre une des expériences que je souhaitais le plus, mais que je considérais inaccessible, seulement réservée à quelques privilégiés fortunés au courage mortifère.
Le Fugu, de la sous-espèce des poissons globes ou de son nom scientifique : « tetraodontidae » a la particularité d’être un des poissons venimeux dont le poison est mortel et sans antidote à ce jour. Le foie du fugu, sa peau et ses parties génitales, contiennent de la tétrodotoxine, une toxine neurotoxique qui attaque le système nerveux et amène le sujet contaminé à une mort irrémédiable, le corps médical ne pouvant empêcher la propagation du poison dans le sang. Une légende raconte qu’en l’absence d’antidote, inexistant, les médecins attendent la mort du sujet avant d’espérer pouvoir faire repartir son cœur une fois ce dernier arrêté.
Pour prévenir les intoxications, le gouvernement japonais qui interdit la vente du foie et des parties venimeuses des Fugus a mis en place une législation qui encadre strictement la préparation de ce poisson d’eau douce ou d’eau de mer qui mesure en moyenne une vingtaine de centimètres et comporte 7 genres différents et 53 espèces.
Seule quelques cuisiniers sont autorisés à le préparer suivant une découpe précise, après avoir suivi une formation pouvant durer jusqu’à cinq ans et valider un examen précis dont le taux de réussite avoisine les 50 %. Car la particularité de ce poisson, outre son prix exorbitant, aux alentours de 500 dollars la pièce achetée aux pêcheurs en fonction de sa taille et de sa forme, est son appréciation par les Japonais qui le considèrent comme un met raffiné.
Toujours pour rester dans la métaphore de la boxe, le chef place sur sa main gauche un gant constitué en fil de métal, et ce afin de le protéger d’une coupure qui signifierait irrémédiablement la mort. L’ambiance est posée…glaciale. Entourant le poisson de ses mains, il prend une inspiration et se saisit d’un gros couteau. Très rapidement, il en coupe les nageoires laissant le poisson ressembler à un missile. Il l’incise au niveau de la tête, sectionne à plusieurs endroits la peau qu’il lui retire comme un pull. Le poisson ne ressemble dès lors plus à grand-chose, qu’à un amas de chair accentué par les vaisseaux sanguins qui semblent éclater les uns après les autres dans une réaction en chaîne.
Il lui sectionne ensuite la tête, la bouche, il lui retire les yeux en le scalpant au niveau du visage, puis retire une des parties génératrices du poison, qui ne peut ainsi continuer à être produit et diffusé dans une grande partie de son corps.
Une fois la peau entièrement retirée, le poisson est posé à nu sur la table, puis retourné. Un peu à la manière d’un barbare qui frappe sa victime sans réellement faire attention à la localisation des coups qu’il porte, il effectue quelques encoches sur le dessus du poisson qu’il triture dans tous les sens. Ces encoches réalisées lui permettent d’arracher l’intégralité de son intérieur, mais afin de ne pas entraîner une libération du poison restant, il doit effectuer sur cette carcasse dangereuse, plusieurs autres encoches libératrices de la partie contaminée, qu’il pose sur la table.
J’aperçois alors deux grosses boules qui me laissent penser à des ovaires. Ce sont les contenant chargées de poison : « Si tu goûtes ça, tu meurs… » En Anglais, la parole est encore plus violente : « If you eat this, you will die » Si je n’étais pas dans la réalité, j’aurais peut-être trouvé l’affirmation…disons… cinématographique. Mais en l’instant, je ravale ma salive.
Dans la partie qu’il vient d’arracher, il effectue plusieurs autres coupes afin de garder le maximum de chair proche des organes contaminée. Les morceaux en résultant sont généralement appréciées car ils provoquent de manière aléatoire quelques petits picotements sur la langue.
Je regarde Derek avec stupéfaction, surtout lorsqu’il me raconte l’évolution physique d’une contamination, qui intervient généralement quelques heures après l’ingestion de parties infectées. Les symptômes commençant par l’apparition de picotements sur la langue. Rapidement, les muscles deviennent faibles et le sujet commence à présenter des difficultés à respirer. Jusqu’à ce qu’il ne puisse plus du tout bouger, attendant de manière inéluctable la mort qui intervient dans la journée. Histoire de bien me mettre en appétit, il insiste sur la localisation temporelle : « dans la journée »
Lorsque le chef a extirpé le maximum de parties contaminées, je demande à Derek s’il est normal que pour un travail de précision qui doit se mesurer à l’ordre du millimètre, les coups de couteau soient si désordonnés. Derek m’explique que si de primes abords, la découpe semble aléatoire et plus de l’ordre de la boucherie que de la précision, en réalité, il n’en est rien. Chaque coup porté au poisson l’a été volontairement afin déjà de retirer les organes infectés, puis d’empêcher la propagation éventuelle du poison restant. Les apparences étant trompeuses, je ne peux que me fier aux paroles rassurantes et un peu moqueuses de mon ami.
Lorsque l’intégralité de la partie infectée a été retirée et a fini sa course dans l’assiette qui me fait face et qui finira dans une poubelle spéciale, un peu à la manière des déchets radioactifs, le chef lave soigneusement le filet de chair qu’il est parvenu à extirper. Tout en gardant son gant.
Le chef change de plan de table et se saisit d’un couteau à la lame beaucoup plus fine, qu’il retire de son fourreau avec solennité. Il se concentre et prend une autre inspiration avant de placer une assiette de couleur noire devant lui et de couper avec une grande dextérité, un filet de l’ordre du millimètre d’épaisseur. Un filet si fin que je peux voir au travers, ses empreintes digitales. Le morceau ainsi coupé est placé en longueur sur l’assiette en son côté extérieur. Il continue avec la même dextérité à trancher des morceaux de cette même épaisseur sur le poisson, qui fond rapidement comme neige au soleil.
Étant donné qu’il lui manque de la chair pour constituer son tableau culinaire, il appelle son assistante qui lui porte deux autres filets, retirés le matin et il nous explique qu’il travaille pour nous non pas un Fugu, mais trois.
Même Derek qui le connaît depuis des années est surpris. Le chef lui explique alors que deux Fugus avaient été commandés par deux hommes d’affaire japonais habitant à Tokyo, mais que suite au passage du typhon, toutes les dessertes aériennes ont été annulées. Par conséquence, il se retrouve avec deux Fugus sur les bras et étant donné qu’ils ont une durée de vie limitée, il préfère nous les préparer. Nous le remercions, même si nous sommes un peu gênés de nous trouver face à une assiette qui coûtera aux alentours de 1500 dollars.
Le deuxième Fugu rejoint en morceau les tranches du premier, rapidement suivi par le troisième. Le dessin constitué commence à prendre forme ; il nous semble apercevoir une aile…ou ce n’est peut-être qu’une patte. Quoi qu’il en soit, nous admirons pièce après pièce, un puzzle qui commence à devenir un tout. Avec la partie proche des éléments contaminées et appréciées des gourmets, le chef effectue une ligne, qu’il vient compléter avec des petits morceaux d’une nageoire. Une pâte orange plus tard, nous reconnaissons un cygne, lorsqu’il tourne l’assiette vers nous.
Avec le reste de Fugu, qu’il taille en morceaux un peu plus gros, il constitue des nuages, qu’il agrémente de petits morceaux d’un citron endémique à l’île. Alors que nous croyons l’œuvre terminée, il se saisit d’une petite fiole contenant des paillettes d’or qu’il dissémine sur le tableau qui brille à présent de mille feux. Tout aussi fièrement que le cygne, les ailes déployées, le chef place l’assiette contre son torse en la tournant vers nous, une manière habile de ne pas être dissocié de sa création.
Face au regard des clients présents dans le restaurant, nous nous asseyons à l’invitation du chef, qui d’un geste de la main fait appeler plusieurs collaboratrices sortant de nulle part et aussi rapidement qu’elles étaient apparues, disparaissent en laissant derrière, un dressage de table parfait. Dans un petit bol en porcelaine travaillée, je place un peu de sauce soja, que je mélange ainsi qu’à l’accoutumée avec un peu de Wasabi. Le chef est déjà retourné dans une autre de ses préparations : de l’anguille, qu’il travaille également pour nous en faire goûter.
L’assiette est placée juste à mes côtés. Tous les convives me regardent, scrutent ma réaction, ce plat étant un grand présent de chef Takeshi Suda. Avec la pression de ne pas faire un faux geste, qui pourrait être considéré comme une preuve d’irrespect, je me saisis de mes baguettes que je tente désespérément de faire tenir entre mon pouce et mon index, moi qui aie l’habitude de demander une fourchette lorsque je mange Japonais. Mais si une fois dans ma vie, je dois parvenir à réussir à tenir correctement ces satanés baguettes, c’est maintenant. Maintenant ou jamais…histoire de rajouter un peu de pression alors que la peur commence à m’envahir.
Des milliers de questions trottent dans ma tête : « Dois-je le tenter ? Et si je ne le tente pas maintenant, vais-je le regretter ? Aurais-je un jour l’occasion d’en remanger ? Et si je ne vois plus mes proches ? » Quelle fin ! Mort après avoir mangé du Fugu…Bon, un peu plus classe que de s’étouffer avec un bretzel ou chuter d’une falaise après avoir voulu faire un selfie. Mais tout de même, si je pouvais éviter…
Je suis partagé entre l’excitation de goûter un plat légendaire et la peur de me voir intoxiquer. Surtout que mille raisons peuvent me faire douter. Outre les morts chaque année dues à une erreur de préparation, la prévision d’une fin difficile, ici à l’autre bout de la planète, seul, sont des éléments à décharge évidents.
Mais, je sais aussi que ce plat légendaire, ce fantasme culinaire ne pourra être testé qu’ici, en l’instant. Qu’ailleurs dans le monde, ainsi que me l’a confirmé le chef, il est strictement déconseillé de manger du Fugu. Je sais aussi que je ne pourrai jamais plus me permettre de me le payer moi-même, le prix de ce poisson étant onéreux. Et que je me trouve quand même avec un des chefs les plus réputés au monde.
Un peu comme avec le saut à l’élastique, mécaniquement, les baguettes se placent correctement. J’ai tellement espéré vivre ce moment, depuis que petit, j’avais entendu parler de ce plat si particulier. Je ne peux plus reculer. Délicatement, je plonge mes baguettes dans les ailes de l’oiseau majestueux et avec précautions, comme si je ne souhaitais pas le blesser, je me saisis d’un morceau si fin qu’il tend à échapper de mon emprise ; je redouble d’effort pour le maintenir solidement ; le faire tomber amenuiserait la solennité du moment.
Je plonge ce petit morceau dans la sauce soja ; je laisse mariner quelques instants. Je le dirige vers ma bouche. Derek me regarde fixement. 9…8…7…Le chef pose son couteau. 6…5…4…Les clients se redressent. 3…les employés de la Nasa surveillent leur écran d’ordinateur…2…je peux sentir l’odeur indescriptible de la chair qui se rapproche de mon visage…1…une goutte de sauce soja touche ma langue…0. Atterrissage réussi. Je ferme la bouche.
Immédiatement, un sentiment extatique m’envahit. Je ne parviens pas à mettre de nom sur ce ressenti, ni sur la texture de ce que je mange d’ailleurs, un peu comme si je venais de perdre toute notion de définition. Je ne parviens pas à dire si cette amnésie aléatoire est due à la psychosomatique ou si réellement ce met parvient autant à me décontenancer.
Tous me regardent, attendent ma réponse. Je m’apprête à leur avouer mon incapacité à réagir lorsque quelques pressions de mes dents parviennent enfin à libérer mon esprit. Je relève mes sourcils, preuve de mon étonnement. La texture se précise. L’élasticité du calamar, la tendresse du poulet, l’onctuosité du poisson, le tout sublimé par la sauce soja qui permet de bien insister sur ce goût paradoxal. A priori neutre, mais prononcé. De base caoutchouteux mais résistant. Un bonbon sans sucre, un fruit de mer sans sel. Tout ce que j’ai pu connaître n’a plus court, les sens s’évertuent à donner une représentation cartésienne, mais comment décrire ce qui ne peut que se ressentir ?
En avalant le morceau, je ne peux que sourire, mais ma béatitude me trahit. J’adore, que dis-je magnifie ce met d’une telle finesse. Je lève mon pouce, signe de gratitude et alors que Derek pioche à son tour dans l’assiette, je continue, encore et encore, sans m’arrêter. J’ai peur, oui en cet instant, j’ai peur d’en manquer…comme une drogue, une addiction, une pulsion, je voudrais ne jamais plus en avoir besoin, ne jamais plus me soumettre à ce met d’une richesse infinie.
Après quelques instants et alors que le chef a lui-même goûté son plat, je commence à être rassasié. Mes pioches se font plus espacées dans le temps. Je n’ai plus peur…comme pour conjurer le sort, j’humidifie un peu ma bouche tout de même afin de voir si aucun picotement ne vient perturber ce festin divin… Je viens de vivre un rêve éveillé, l’accomplissement d’un souhait qui a pris plusieurs dizaines d’années. Toute la légende qui entoure ce plat typique n’est aucunement usurpée. Je dirai même que la réalité transcende le fantasme. Sans grandiloquence possible, sans hyperbole, ce plat, le meilleur que j’ai pu goûter montre ce que l’être humain sait faire de mieux.
Afin de digérer, je me questionne de manière métaphysique sur l’origine de cette trouvaille qui prouve la capacité de l’homme à se remettre en question. Si dans la nature, les animaux venimeux font fuir leur prédateur qui n’osent pas s’en approcher, l’homme est parvenu à s’accaparer les dangers d’un poisson rare pour en faire un plat précieux.
Il est sûr que cette conception culinaire n’a pas pu se faire du jour au lendemain, qu’avant de parvenir à tailler avec précision ce poisson, il dû y avoir des morts pour qu’enfin un jour, un homme parvienne à retirer les quelques parties comestibles et en transmettre la technique de manière séculaire par le biais d’une succession d’apprentissage pour qu’un homme : Takeshi Suda décide de l’apprendre. Et il fallut également une bonne dose d’improbable pour que je puisse y goûter et parvenir à atteindre le nirvana culinaire.
Je quitte le restaurant sans fumer, sans boire…je tente de garder le plus longtemps possible les essaims de ressentis de cette expérience qui m’entourent et me couvrent de leur chaleur galvanisante. Et alors que la voiture dans laquelle je me trouve s’éloigne, je sens un picotement sur mes lèvres. Je quitte immédiatement ma léthargie, prêt à ordonner au chauffeur de me conduire à l’hôpital le plus proche. En tournant ma tête, je le vois s’asperger d’une eau de parfum dont le jet a projeté quelques embruns jusqu’à mes lèvres.
Voyant ma surprise, il attend une parole de ma part. Je lui souris et repose ma tête contre le siège en repensant à ce Fugu que j’ai en bouche.